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Eteindre la nuit

Vivre sa ville

Jusqu’en 1999, le projet russe Znamia a cherché, au moyen de miroirs satellitaires, à réfléchir les rayons du soleil pour faire reculer la nuit polaire. Une idée que l’on peut situer à l’opposé d’OptimaLux, le plan ombre et lumière du canton de Genève, qui vise l’extension du domaine de l’obscurité publique.

Une tendance plutôt récente qui, à l’instar des appels à «rallumer les étoiles», illustre peut-être un tournant majeur dans l’histoire de l’humanité. Car depuis la conquête du feu, notre espèce n’a eu de cesse d’étendre ses lumières. Si elle se justifie au plan économique ou écologique, l’extinction crispe sur des questions de mobilité et de sécurité urbaine: la baisse de luminosité affectant la capacité à voir et prévoir.

Dans le monde urbain, que ce soit en voiture, à vélo ou à pied, l’œil joue un rôle de premier plan: il voit, mais aussi trie, anticipe et interprète les mouvements, les signes et les symboles pour s’orienter et éviter les obstacles. Encore, le regard permet «l’inattention civile»; une conduite convenue qui consiste à reconnaître discrètement la présence de l’autre tout en l’ignorant poliment afin de pacifier les interactions urbaines. Ainsi la rue n’est pas un simple décor où circulent des corps: elle est tramée d’histoires qui nous relient et relaient des manières de vivre, percevoir et concevoir l’espace.

Dès lors, en rompant avec la civilisation du regard, la nuit peut créer des espaces inquiétants à traverser. C’est le cas pour les populations marginalisées et, dans une plus large mesure, les personnes structurellement plus vulnérables au sentiment d’insécurité. Flânerie et immobilité dans la pénombre semblent plutôt réservées aux personnes privilégiées, qui n’ont pas à s’inquiéter ou à justifier leurs présences. Dans la nuit, les chats ne sont pas tous gris. Dans le blanc du silence, en l’absence de foule, l’autre peut devenir source d’inquiétude quand, sans parvenir à s’entrevoir, l’on se croise, jauge et juge entre passant·es, adaptant notre posture ou notre allure.

L’espace public suppose un lieu d’exposition et de regards croisés. Ainsi bien souvent la nuit, la vie urbaine se déroule sous les lampadaires, qui projettent un espace en commun, aménagent une ambiance, donnent une couleur et rassurent l’expérience. Cependant, la hauteur des mats, la puissance et l’orientation de la lumière sont souvent pensées d’un point de vue automobile; symptôme d’un monde allant «dans le mur du transport motonormatif1>Lire l’agora de notre collègue Alexis Gumy, «Dans le mur du ‘transport motonormatif’», Le Courrier du 22 octobre 2024.».

Actuellement, pour étendre la nuit, les mesures vont de la réduction de l’intensité lumineuse, au démantèlement des équipements, en passant par les détecteurs de mouvement. Mais une des solutions phares consiste à déterminer une période d’extinction: celle où les êtres humains se déplacent le moins – par exemple de minuit à cinq heures du matin. On peut interroger le sens de ces quelques heures d’obscurité réaccordée à la faune et la flore.

L’enjeu est donc d’«éclairer moins mais mieux», mais aussi de penser à qui les mesures s’adressent. Diminuer l’énergie techniquement dépensée constitue un premier pas et un geste symbolique dans l’investissement public de la durabilité. Mais la dimension environnementale, c’est aussi mieux saisir la diversité des expériences d’insécurité; aménager un éclairage pour ménager les personnes qui, de nuit, optent pour une mobilité douce. Des pistes pour éteindre, ou du moins atténuer le dilemme: prioriser l’accessibilité de l’espace ou préserver l’environnement? A quel point généraliser les lampes de poche, à l’instar des dynamos des vélos et des phares des autos? Jusqu’où maintenir les lumières qui font de la nuit un espace public de rassemblement?

Si la question de l’éclairage est si difficile à régler, c’est peut-être qu’elle interroge plus en profondeur notre place dans le monde, mettant en lumière la nécessité de développer une autre intelligence territoriale, repensant notre relation aux autres, aux objets (comme la voiture ou le lampadaire) et au vivant.

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sont sociologues, LaSUR EPFL.

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mardi 19 juillet 2022

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